HISTORIQUE DU GRAND-ORGUE
DE SAINT JACQUES DE LUNÉVILLE

Auteur: Catherine Guyon
Gravure du buffet du grand orgue de l'église Saint Jacques conçu par Emmanuel Héré

Le grand orgue de l'église Saint Jacques de Lunéville figure parmi les plus beaux et des plus importants ouvrages laissés par Stanislas Leszczynski, roi de Pologne et dernier duc de Lorraine. Inscrit depuis 1995 sur les routes européennes du baroque, il constitue aujourd'hui un élément majeur du patrimoine lorrain du XVIIIe siècle, tant par la qualité artistique de son ensemble architectural, que par sa disposition instrumentale, puisqu'il s'agit du seul orgue de tribune à tuyaux cachés connu jusqu'à présent.

La construction de cet orgue s'inscrit dans l'histoire du bâtiment qui l'abrite, l'église Saint Jacques dont les tours -oeuvres du célèbre architecte de la place Stanislas de Nancy, Emmanuel Héré- s'élèvent fièrement dans le ciel lunévillois. Loin d'être un élément isolé, cette église fait partie d'un ensemble abbatial du XVIIIe siècle magnifiquement conservé avec l'Hôtel de l'abbé (actuel presbytère Saint Jacques) et les bâtiments conventuels (actuel Hôtel de Ville). Cette abbaye Saint Remi dont l'origine se confond avec celle de Lunéville, peu avant l'an mil, appartenait, depuis 1135, à des chanoines réguliers de Saint Augustin. Ceux-ci furent réformés en 1623 par saint Pierre-Fourier qui fit de Saint Remi le noviciat et le généralat de l'ordre du Saint-Sauveur rassemblant toutes les abbayes de chanoines réguliers de Lorraine. Pierre Fourier qui vécut deux ans à Lunéville et y fit ensuite de fréquents séjours insistait, auprès de ses chanoines, sur la beauté de la liturgie et l'importance de la musique sacrée, chemin privilégié vers Dieu.

Victime des "misères de la guerre" immortalisées par Jacques Callot, l'abbaye fut sérieusement endommagée au cours du XVIIe siècle. Lorsque le duc Léopold après avoir retrouvé ses Etats lorrains s'installa à Lunéville en 1702 et fit édifier le château actuel, les chanoines décidèrent de reconstruire à leur tour l'abbaye pour se mettre au diapason d'une ville en pleine rénovation architecturale et représenter dignement le pouvoir spirituel face au pouvoir politique du souverain. Des plans furent élaborés, en 1728, à la fin du règne de Léopold. L'Hôtel de l'abbé fut rapidement réalisé. La première pierre de l'abbatiale fut posée en 1730 par le fils de Léopold, François III, mais faute de moyens financiers suffisants les travaux, confiés à l'architecte de l'église Saint Sébastien de Nancy, Nicolas Jennesson, s'arrêtèrent à mi-hauteur de la façade. Ils ne reprirent qu'avec l'aide du nouveau duc de Lorraine Stanislas Leszczynski, roi détrôné de Pologne, qui contribua, avec ses deniers, à leur achèvement, demandant toutefois que l'on détruise l'ancienne église paroissiale Saint Jacques voisine de l'abbaye et que l'on transfère la paroisse dans l'abbatiale Saint Remi. L'église, consacrée le 20 octobre 1745, jour du 68 ème anniversaire de Stanislas, prit alors le double vocable de Saint Remi-Saint Jacques, mais le second évinça progressivement le premier, ce qui devint effectif sous la Révolution française. Stanislas avait aussi imposé le choix de son premier architecte, Emmanuel Héré, qui se chargea de la décoration intérieure marquée par des motifs baroques et couronna la façade de deux tours rococo, en s'inspirant, pour une partie du moins, du projet présenté dès 1731 par Nicolas Jadot. Achevées en 1747, ces tours furent couronnées par les monumentales statues de Barthelémy Guibal: Saint Michel et Saint Jean Népomucène. Emmanuel Héré fut aussi le concepteur de la tribune et du buffet de l'orgue dont la gravure figure en bonne place dans son célèbre recueil publié en 1752. L'instrument fut commandé en 1746, la construction débuta en 1747 et l'orgue sonna pour la première fois le 21 février 1751. L'ensemble, tribune et buffet, fut le fruit d'une extraordinaire collaboration entre l'architecte, le facteur d'orgue Nicolas Dupont de Maxéville (qui travailla ensuite pour les cathédrales de Nancy, de Toul et de Verdun) et le peintre André Joly auquel selon des études récentes il convient désormais d'attribuer la fresque en trompe-l’œil. Pour réaliser ce décor représentant l'entrée du Paradis auquel la musique religieuse permet d'accéder, Héré se serait inspiré, selon les recherches d'Henri Macoin, d'une gravure du père Andréa Pozzo intitulée "Les noces de Cana" qui fut utilisée en 1685 pour dresser dans l'église du Gésu de Rome un théâtre sacré lors de la célébration de l'office des "40 heures". Le père Pozzo, remarquable théoricien de la "quadratura", fit paraître des décors en trompe-l’œil ( dont celui des noces de Cana) dans un traité de perspective intitulé Prospettiva de'pittori e architetti, diffusé dans toute l'Europe et introduit en Lorraine par Francesco Galli di Bibiena venu en 1707-1708 construire l'opéra de Nancy. Son collaborateur Giacomo Barilli dressa en 1723, dans l'église des Cordeliers de Nancy, un théâtre sacré dénommé "le paradis du Jeudi saint". Ces théâtres sacrés consistaient à suspendre dans le chœur une série de toiles peintes ouvertes en leur centre et formant des coulisses dissimulant orchestre, chœurs et solistes interprétant de véritables opéras sacrés. Tous étaient construits selon les principes de la quadratura avec un point de fuite central. En traçant les lignes de la perspective sur la gravure de Héré, on remarque que le point de fuite où convergent toutes ces lignes se situe au milieu du tambour d'entrée de l'église, sous la tribune, face à l'autel principal et face au tabernacle. Les fidèles, après avoir assisté à la messe, devenaient en quelque sorte des acteurs de ce théâtre sacré, transformant la sortie en une sorte de procession des âmes entrant au Paradis...

Pour réaliser cette scénographie digne d'un opéra, Emmanuel Héré conçoit une véritable oeuvre d'architecture et pas seulement une boiserie destinée à enfermer une mécanique et des tuyaux. Il inscrit l'ensemble, tribune et buffet, dans la structure même de l'église, du sol à la voûte en trois grandes travées verticales formées à la base par les quatre colonnes ioniques supportant la tribune et à la partie supérieure par les quatre massifs de colonnes et pilastres corinthiens du buffet formant portiques à balustrades posés en avant-scène. Sur le mur du fond de la tribune, Héré, retenant les leçons de la quadratura, joue avec l'illusion baroque du trompe-l'œil pour faire éclater l'espace: un décor entièrement peint à fresque reproduit les portiques de la façade, laisse entrevoir des arcades latérales donnant des fuites à droite et à gauche et au centre un palais en hémicycle ouvert sur l'infini avec au-dessus trois travées de voûtes donnant l'impression de prolonger l'église. La voûte est ornée d'un décor d'entrelacs et en son sommet, dans un anneau central, apparaît derrière une balustrade peinte en contre-plongée, une coupole à caissons et lanternon, le tout traité en anamorphose. Mais, à cette influence italienne du XVIIe siècle, Héré ajoute aussi des motifs rocailles, plus au goût de son époque et d'autres éléments inspirés de l'Europe centrale, ainsi, posé sur les entablements des portiques, un grand couronnement à consoles rocailles réunit la façade tridimensionnelle et celle en trompe-l'œil et ferme l'espace central pour venir s'amortir sur l'anneau situé au sommet de la voûte.

La balustrade de la tribune supporte quatre anges jouant chacun d'un instrument de musique (flûte, luth, violon, basson) sous la conduite d'un ange chef d'orchestre debout sur le balcon supérieur. Caractérisée par un jeu de courbes et contre-courbes, elle s'inspire directement des réalisations bavaroises, tandis que le balcon évoquerait plutôt l'Autriche. Au centre, un cartouche, coiffé de la couronne ducale, porte les armes de Stanislas (aigle de Pologne, cavaliers de Lituanie et buffle des Leszczynski), un drapeau blanc orné de fleurs de lys (puisque le dernier duc de Lorraine, beau-père de Louis XV, devait préparer le rattachement de ses Etats à la France), un tambourin et une palette de peinture rappelant que Stanislas protégeait les arts. Ce somptueux décor constitue ainsi une magistrale synthèse du baroque italien, du baroque de l'Europe centrale, harmonisé par la culture française. Il témoigne des grandes réalisations de Stanislas à Lunéville, aujourd'hui disparues : le Trèfle, le Pavillon de la Cascade et le château de Chanteheux.

L'autre particularité de cet orgue exceptionnel est l'absence de tuyaux visibles: l'instrument se dissimule derrière le soubassement, les balustrades, les portiques en chêne sculpté et les pilastres de colonnes ajourés formés d'un réseau de lattes verticales qui laissent passer le son. Il présente d'indéniables parentés avec le projet de Saint-Sulpice de Paris proposé par l'architecte Laurent peu avant 1748, mais qui ne fut finalement pas réalisé, même s'il inspira ceux du facteur d'orgue Riepp pour l'abbaye bénédictine d'Ottobeuren en 1755, puis pour l'abbaye cistercienne de Salem en 1768, mais qui ne virent pas non plus le jour. L'orgue de Saint-Jacques est donc bien le seul à tuyaux cachés connu jusqu'à présent. Mais, au XVIIIe siècle, cette idée très novatrice lui avait valu de vives critiques chez des tenants d'un certain classicisme. De telles audaces baroques qui avaient pu être admises dans le duché de Lorraine, grâce à la personnalité d'Emmanuel Héré et de Stanislas, provoquent un véritable émerveillement: lorsque l'instrument résonne, on a l'impression que ce sont les portiques qui chantent. Cet orgue unit ainsi la vue et l'ouïe et réalise la synthèse que recherchait la culture baroque. Loin d'être une pièce isolée, il constitue un élément à part entière du décor rocaille de l'église, dans une magistrale alliance de l'architecture et de la musique.

Le classement de l'ensemble au titre des Monuments Historiques le 28 février 1986, dans le cadre d'une restauration générale de l'église, fut le point de départ d'une vaste campagne de restauration qui permit en mai 2003 de retrouver, outre un somptueux buffet, un fabuleux instrument réhabilitant l’œuvre de Dupont, sans renoncer aux apports de Jeanpierre, et ce grâce au superbe travail réalisé par l'équipe des compagnons de Bertrand Cattiaux et de Laurent Plet. Cet orgue, fierté des Lunévillois, constitue aujourd'hui un élément essentiel de leur patrimoine et un atout de premier plan dans le développement culturel et touristique de leur ville.

Plus modeste et non moins dénué d'intérêt, un deuxième instrument, également à tuyaux cachés, est placé derrière le maître-autel. Cette page décrit l'orgue de chœur.